Ces
deux poèmes nous ont profondément touchée.
Voici ce qu'en a dit en 1997 Liliane Atlan, en guise de préface
:
Quelques jours à peine après avoir donné
sa leçon, inoubliable, de Kabbalah lors du Séminaire
sur l’Ecole Juive de Paris, Manitou m’appela pour
me dire qu’il se trouvait à l’hôpital,
il avait écrit un poème dans la nuit, il voulait
que je vienne, le plus vite possible, pour le lire.
C’était « Le Mystère du Mur ».
- C’est le plus beau poème que j’aie jamais
lu, et c’est le plus grand enseignement que j’aie
jamais reçu. Par ton enseignement tu fais revivre la
Kabbalah, par ce poème tu la renouvelles.
Il rentra chez lui, il allait un peu mieux, de nouveau il
m’appelle, j’ai encore écrit un poème,
peux-tu venir.
C’était « La Couronne de Lune ».
Il me montrait ses poèmes pour vérifier s’il
avait bien dit ce qu’il voulait dire, il se méfiait
de la parole écrite, et surtout, il était modeste.
Il rentra chez lui, à Jérusalem. Nous sommes
restés en contact, par téléphone. Il
avait l’idée d’autres poèmes, il
ne les avait pas encore écrits, j’insistais pour
qu’il le fasse, il avait du mal à parler, à
respirer, et j’insistais, je voulais qu’il lutte
pour vivre encore. Un jour il m’appelle, il me dit qu’ils
seront publiés, en hébreu et en français,
il me demande si je serais d’accord pour écrire
la préface ? Oui, bien sûr, et j’étais
si triste qu’il ne puisse demander cela qu’à
moi.
Il faudra bien qu’un jour je trouve les mots pour dire
ce qu’à Orsay, à cause de nous, il a souffert.
Il y a longtemps de cela, à l’époque où
je m’étais détachée de mes amis
et de la tradition, une nuit j’ai vu en rêve un
piano de concert noir, des hommes le portaient sur leurs épaules,
ils descendaient l’escalier étroit d’une
tour analogue à la mienne. Quelqu’un allait mourir.
Je ne peux pas mourir sans avoir demandé pardon à
Manitou. Je n’avais pas pensé à lui depuis
longtemps, l’idée qu’il me fallait lui
demander pardon ne m’était jamais venue, et là,
devant ce piano de concert noir que je voyais encore après
m’être réveillée, c’était
si clair que je me mis à lui écrire. C’est
Rolande Lévy qui mourut, une ancienne de l’Ecole
d’Orsay, nous étions depuis peu voisines, elle,
je ne la fuyais pas, elle savait ne pas me blesser, elle était
une personne exceptionnelle. C’est peut-être grâce
à nos brèves rencontres que l’idée
de demander pardon à Manitou s’est imposée
à moi.
Manitou m’a pardonnée parce que j’étais
la fille de mon père, Elie Cohen.
Mon père est né à Salonique sur un escalier,
sa mère était pauvre, elle avait dû travailler
jusqu’au dernier moment, tandis qu’elle accouchait
son voisin agonisait. Cet homme était un juste, elle
donne son nom, Elie, à son fils.
Je le raconte ici parce que Manitou disait de mon père
qu’il était un Tsaddik.
Lorsqu’il devint le Directeur de l’Ecole d’Orsay,
Manitou était très jeune, ils étaient,
lui et Bambi, très seuls, et mon père, qui les
aimait, les aidait, comme un frère beaucoup plus âgé
qu’eux l’aurait fait.
Il serait fier que Manitou m’ait demandé d’écrire
la préface de ce livre de poésie unique, essentielle,
qui tient, par la force des choses, dans si peu de textes
: sa dernière Leçon de Kabbalah, que Shmuel
Trigano a retranscrite, « Le Mystère du Mur »,
« La Couronne de Lune ».
Je revois Manitou à Orsay lorsqu’il était
encore un jeune homme, si maigre, aux yeux affamés,
le shabbat il chantait « Kotel Maharavi », l’un
des chants des poètes de l’Andalousie, en chantant
il nous aidait à ressentir cette faim de l’infini,
cette nostalgie d’un amour infini, cet amour impossible
et infini dont il nous enseigna, si peu de temps avant sa
mort, qu’il est à l’origine de la Création
des Mondes.
Dans le dernier mot du « Mystère du Mur »,
l’accent circonflexe manque. Il ne pouvait pas se passer
de faire des astuces. C’est une forme de pudeur. Lui-même
nous l’avait enseigné, le secret ne se raconte
qu’avec pudeur, le livre qui raconte la création
du monde s’appelle « Le Livre de la Pudeur ».
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Le Mystère du Mur
Yech = Kir (Il y a = Mur)
Ce mystère est un secret. Depuis toujours,
le mur attendait le geste créateur qui permettrait
à la Face de rencontrer la Face. Depuis toujours, les
deux visages du mur étaient séparés.
Ils pleuraient et leurs larmes ruisselaient à la face
des cieux. Ils pleuraient et les voix du silence disaient
que ce mur était le mur des pleurs. Les larmes tombaient
infiniment et fertilisaient la terre. Larmes de feu, larmes
de pluie, larmes de vie. En arrivant à terre, chaque
goutte de pleur éclatait en sanglot, et les voix du
silence vibraient de leur clameur : Où es-tu, Bien-aimé
: où es-tu Bien-aimée !… Et c’était
comme le deuil d’un veuvage avant les fiançailles
!…
Un jour, dans le long temps des jours, l’infiniment
Secret, l’infiniment Mystérieux, l’Enigmatique,
l’Ancien des Jours, décida de mettre fin à
la souffrance des Visages de la Solitude. Il tira l’épée
magique de son fourreau d’éternité, et
dans un soupir dont l’écho se fait encore entendre,
il fendit le mur en son milieu et en retourna les brisures,
Face à Face. Celles de l’extérieur se
rencontrèrent enfin ; et la lumière fut.
Mais le cœur du mur était brisé. Le bonheur
d’être de l’étreinte infinie au séjour
de l’Unique, devint le malheur originel des nouvelles
Faces extérieures : celles de la création seconde
qui mène à la gloire de la rédemption
pour la première création. Ce malheur deuxième
était d’autant plus grand pour le cœur séparé,
que la cause réelle de son drame était cachée,
secrète, énigmatique, mystérieuse. C’était
le mystère d’un secret dont la porte fut gardée
par l’ange à l’épée tournoyante
; celle qui trace en cercles les haies de l’interdit.
Les voix du silence appellent cela le Paradis perdu, afin
que le visage rencontre le visage.
Cependant, une fois par éternité, à l’horloge
de la loi des Temps, les visages perdus se retrouvent un instant.
Au dehors, dans le séjour des nombreux, le tonnerre
et la tempête des anciennes figures de la solitude éternelle
éclatent de terreur d’avoir à retrouver
l’infinie séparation. Elles hurlent à
la vie ; et c’est cela, le bruit du monde.
Mais à l’intérieur du séjour de
l’Unique, nous nous sommes reconnus ; nous nous sommes
retrouvés et le mystère se fait miracle ! Bonjour,
au revoir ; à bientôt, pour un autre instant
t d’éternité ; quand les temps seront
murs.
A l’hôpital, 2.01.96
Manitou
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La couronne de lune
Or, pour que l’espace du monde puisse apparaître
; un point de l’absolu s’est vidé de son
âme. Entre Dieu et son Nom, en effet, où trouver
la demeure du monde, dans l’infini de l’infini
? Mais de la tragédie de ce point primordial, à
qui nous devons d’exister, personne n’ose parler.
Les savants disent que le néant avait précédé
l’être. Les Sages révèlent que l’inverse
était vrai. L’histoire du monde, avant son commencement,
fut celle d’un sacrifice inouï, dont nul ne porte
le deuil, tant il est grand : l’oubli du commencement.
De la mort d’un point de l’Être, était
né l’Espace, sombre, vide, angoissé comme
une tombe. Cependant, cet espace de solitude devint la matrice
des mondes à venir : la tombe était berceau.
Dès l’instant premier, le souffle qui soufflait
sur la face de l’abîme, avait fait jaillir des
profondeurs de la nuit le cri de l’âme absente
: Qu’il y ait lumière ; Que je revienne à
moi !
*
Au commencement était le cri. La voix qui brisa le
silence éternel, était le cri de l’âme
disparue. Et je l’entends parfois, les soirs où
se cache la lune.
Plainte vraie, profonde et terrible ; elle fut donc exaucée.
Mais la lumière ne revint qu’en traces d’étincelles
et de lueurs atténuées. Il fallait que l’espace
du vide préserve le vide de l’espace.
C’est depuis lors qu’un monde est nommé
du nom de l’âme qui lui manque. Les savants disent
qu’il s’agit de l’idéal, trace de
vide de la vertu qui manque encore. Les vivants, eux, parlent
de l’amour, appel éperdu de l’âme
disparue.
Manitou
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