Comment le fils du roi
et le fils de la servante
furent substitués l’un à l’autre
Rabbi Na’hman
Il était une fois un roi ; dans sa maisonnée,
il y avait une servante qui était au service de la reine (bien
entendu, ce n’était pas une simple cuisinière à
qui il est interdit d’entrer chez le roi ; cette servante avait
une autre fonction, du reste assez modeste). Or la reine et la servante
accouchèrent au même moment : la sage-femme entreprit alors
d’intervertir les deux nourrissons pour voir quelles conséquences
en résulteraient. Elle prit donc le fils du roi et le plaça
à côté de la servante ; quant au fils de la servante,
elle le plaça à côté de la reine.
Par la suite les enfants grandirent : le fils du roi (ou plutôt
celui qui fut élevé comme un fils de roi et qu’on
prenait pour un prince) reçut une bonne éducation et il
fut promu à des rangs toujours plus importants ; en un mot, tout
lui réussissait. De son côté, le fils de la servante
(ou plutôt celui qui fut élevé par la servante et
qui était en fait le fils du roi) grandit dans la maison de la
servante. Les deux enfants étudiaient dans la même école.
Le véritable fils du roi qui était appelé fils de
la servante avait une attirance naturelle pour les mœurs royales,
bien qu’il eût été élevé dans
une maison de serviteur. Inversement, le fils du roi avait une attirance
naturelle pour d’autres mœurs, différentes des mœurs
royales ; mais comme il avait grandi dans la maison du roi, il était
obligé de se conformer aux mœurs royales, car telles étaient
les manières auxquelles on l’avait habitué.
Avec l’esprit inconséquent qui caractérise les femmes,
la sage-femme alla révéler le secret à quelqu’un
et confia qu’elle avait interverti les deux enfants. Or tout homme
a un ami qui a lui-même un ami, si bien que le premier raconta tout
naturellement l’affaire à son ami, et c’est ainsi que
le secret fut découvert. On se chuchotait de proche en proche comment
le fils du roi avait été remplacé par un autre, mais
bien entendu on n’en parlait pas ouvertement, car il ne fallait
pas que le roi eût vent de l’affaire. En effet, le roi aurait
été fort embarrassé s’il l’avait appris
: comment aurait-il pu remédier à cette situation ? Peut-être
le bruit n’était-il pas crédible ? Peut-être
était-ce un mensonge ? Comment intervertir à nouveau les
rôles ? Pour toutes ces raisons il ne fallait pas mettre le roi
au courant. Seul le peuple se murmurait le secret.
Or il advint un jour que quelqu’un alla dévoiler le secret
au fils du roi : il lui rapporta que, selon la rumeur publique, il avait
été mis à la place d’un autre. Mais il ne pouvait
pas s’enquérir du bien-fondé de ces dires, car cela
ne seyait pas à son rang. Du reste comment aurait-il pu s’enquérir
d’une telle chose ? L’autre avait pourtant tenu à l’informer
à toutes fins utiles. Peut-être qu’un jour une conspiration
serait ourdie contre le trône et cette conspiration pourrait se
renforcer si elle prenait l’initiative de restituer la royauté
au fils du roi, c’est-à-dire à celui dont on disait
qu’il était le vrai fils du roi. Aussi fallait-il trouver
le moyen de se débarrasser de ce jeune homme.
Le fils du roi (qui était en fait le fils de la servante) commença
à faire pression sur le père du garçon (qui était
le vrai fils du roi), et il s’efforça de lui nuire par tous
les moyens. Il lui causait toutes sortes de tribulations afin de l’obliger
à quitter les lieux en compagnie de son fils. Or, tant que son
père était encore en vie, il n’avait pas tellement
de pouvoir, ce qui ne l’empêchait pas d’être nuisible.
Mais lorsque le roi devenu vieux vint à mourir et que le fils du
roi lui succéda sur le trône, il put dès lors nuire
davantage au père du garçon. Il ne cessait de lui faire
du mal et il le harcelait en secret, de façon à ce qu’on
ne sût pas que les pressions venaient de lui, car on aurait pu voir
cela d’un mauvais œil. Et donc, tout en restant discret, il
ne cessait de lui porter atteinte.
Le père du garçon comprit pour quelle raison il était
en butte à ces tribulations et il raconté à son fils
toute l’affaire en disant :
- Je te plains beaucoup, car si tu es mon fils, je te plains naturellement
; et si tu n’es pas mon fils, mais le vrai fils du roi, tu mérites
encore plus qu’on te plaigne, car il veut absolument causer ta perte,
ce qu’à Dieu ne plaise. Aussi dois-tu prendre la fuite.
Le garçon fut très contrarié et
fâché. Mais le roi accroissait ses menaces et le garçon
décida de s’enfuir. Son père lui donna beaucoup d’argent
et il partit. Le fils du roi fut ulcéré d’être
ainsi exilé, sans raison, de son Etat, car tout compte fait pourquoi
et en vertu de quoi méritait-il d’être expulsé
? « Si je suis le fils du roi, pensa-t-il, je ne mérite certainement
pas un tel sort ; et si je ne suis pas son fils, je ne mérite pas
non plus d’être contraint sans raison à la fuite. Car
quelle est ma faute et quel est mon péché ? » Bref,
il était ulcéré, si bien qu’il s’adonna
à la boisson et fréquenta les maisons closes. Il voulait
passer le restant de ses jours à s’enivrer et à se
laisser aller aux impulsions de son cœur, puisqu’il avait été
chassé sans motif de chez lui.
Quant au roi, il renforça son pouvoir et, quand il entendait des
gens qui se chuchotaient la rumeur concernant la substitution, il les
punissait et les châtiait. Et il régnait avec violence et
tyrannie.
Il advint qu’un jour, le souverain partit à la chasse avec
ses ministres, et ils parvinrent en un lieu délicieux arrosé
par un cours d’eau. Ils s’y arrêtèrent pour se
reposer et se promener. Le roi s’étendit un peu et il repensa
à ce qu’il avait fait en chassant sans modération
l’autre garçon : s’il était le fils du monarque,
cela ne lui suffisait pas d’avoir été remplacé,
il fallait encore qu’il soit expulsé sans raison ! Et s’il
n’était pas le fils du roi défunt, il ne méritait
pas non plus d’être chassé, car il n’avait rien
fait de mal. Le roi ne cessait de penser et de réfléchir
à cela et il fut en proie au remords, à la pensée
de la faute et de la grande iniquité qu’il avait commises.
Il ne savait pas à quoi s’en tenir ni à quel parti
s’arrêter, car il était impossible d’en parler
avec quiconque pour recevoir des conseils. Et le souverain fut affecté
par une grande inquiétude ; il ordonna aux ministres que l’on
rebroussât chemin car, maintenant, que l’anxiété
l’avait envahi, la promenade n’avait plus aucun sens. Et ils
s’en revinrent chez eux.
Une fois rentré chez lui, le roi trouva naturellement de quoi s’occuper
et vaqua à ses affaires, de sorte que son inquiétude ne
tarda pas à s’évanouir.
De son coté, le jeune expulsé (c’est-à-dire
le vrai fils du roi) finit par dilapider tous ses deniers. Un jour où
il était parti se promener tout seul, il s’étendit
pour se reposer. Et il se remémora tout ce qui lui était
arrivé. Il pensa : « Dieu ne m’a pas ménagé
! car si je suis le fils du roi, il est évident que je ne mérite
pas un sort pareil ; et si je ne suis pas son fils, qu’est-ce qui
me vaut d’être fugitif et exilé ? » Puis il réfléchit
et se dit : « Mais si Dieu, qu’il soit béni, a pu faire
en sorte que le fils du roi soit évincé et qu’il subisse
tout cela, est-ce une raison pour se conduire de la sorte ? Est-ce que
cette conduite est digne de moi ? » Et il se mit à regretter
avec force ce qu’il avait fait, et les mauvaises actions qu’il
avait commises lui inspirèrent de violents remords. Puis il revint
au logis où il avait élu domicile et recommença à
s’enivrer. Mais, comme il avait commencé à donner
prise aux regrets, des pensées pleines de remords et de repentir
le troublaient à chaque fois.
Un jour, il se coucha et il rêva que, dans tel endroit, il y avait
une foire tel jour, qu’il devait y aller et prendre le premier travail
qui lui serait proposé, même s’il ne seyait pas à
son rang. A son réveil, il constata que ce songe l’avait
profondément impressionné. Mais il lui semblait difficile
de se résoudre à un tel parti et il se remit à boire.
Il refit plusieurs fois le même rêve et il en fut profondément
troublé. Une fois, on lui dit même :
- Si tu veux avoir la vie sauve, tu dois faire tout cela.
Alors il se sentit obligé de concrétiser
ce rêve. Il laissa donc dans l’auberge ce qui lui restait
d’argent ainsi que les vêtements précieux qu’il
possédait.
Il se leva de bonne heure et, vêtu de simples habits de marchand,
se rendit à la foire. Arrivé sur les lieux, il rencontra
un négociant qui lui dit :
- Veux-tu te faire embaucher pour un travail.
- Oui, répondit l’autre.
Et le marchand continua en disant :
- Je dois convoyer du bétail ; entre donc à mon service.
Il n’eut pas le loisir de réfléchir car il était
influencé par son rêve et il accepta aussitôt. Le forain
l’engagea sur-le-champ, et il se mit aussitôt à le
traiter comme un maître traite ses serviteurs. C’est alors
que le jeune homme réfléchit aux conséquences de
son acte. Car assurément ce n’était pas une tâche
qui lui convenait : il était bien trop délicat pour cela.
Et maintenant il fallait qu’il convoie du bétail et il serait
obligé d’aller à pied en compagnie du cheptel. Mais
les regrets n’étaient plus de mise, car le marchand lui donnait
des ordres impérieux.
- Comment pourrais-je convoyer tout seul le bétail ? demanda-t-il
au commerçant.
Il lui répondit qu’il avait d’autres bergers qui convoyaient
ses troupeaux et qu’il n’avait qu’à se joindre
à eux. Et il lui confia quelques bêtes que le jeune homme
emmena hors de la ville.
Là, les autres bergers qui convoyaient le bétail se rassemblèrent
et ils se mirent en route tous ensemble. Le garçon conduisait ses
bêtes, tandis que le maquignon chevauchait à leurs côtés.
Ce marchand se conduisait avec cruauté, et avec le garçon
il était encore plus dur qu’avec les autres. Il le redoutait
car il était très cruel et manifestait un ressentiment particulier
contre lui. Il eut peur de recevoir un coup de bâton et de mourir
sur le coup (le fils du roi était de nature très délicate
et c’est pour cela qu’il avait tellement peur et qu’il
se faisait toutes ces idées).
Il marchait avec les bêtes et le maquignon était à
leurs côtés. Ils arrivèrent quelque part, prirent
le sac où était empaqueté le pain des bergers et
on procéda à la distribution. Il reçut aussi sa part
et la mangea. Ils s’enfoncèrent ensuite dans une forêt
extrêmement dense et deux de ses bêtes s’égarèrent
dans la forêt. Le marchand l’admonesta et le jeune homme partit
les rattraper. Mais elles fuyaient toujours plus loin et il continuait
à les poursuivre. Or la forêt était si dense qu’il
n’y avait aucune visibilité, et le forain perdit de vue le
garçon. Celui-ci continuait sa poursuite, mais les bêtes
fuyaient toujours. Il les poursuivit tant et s bien qu’il parvint
jusque dans les profondeurs de la forêt. De toute façon,
songea-t-il, il était voué à la mort : en effet,
s’il revenait sans les bêtes, le marchand le tuerait (car
il avait tellement peur du maquignon qu’il pensait véritablement
qu’il allait le tuer s’il revenait bredouille) ; mais s’il
restait là, il mourrait aussi dévoré par les fauves.
Il pensa que, tout compte fait, il n’avait pas intérêt
à revenir vers le marchand. Car comment pourrait-il se présenter
à lui sans les bêtes ? Il l’appréhendait en
effet terriblement. Il alla donc poursuivre à nouveau les bêtes
qui s’enfuyaient toujours.
Entre-temps la nuit était tombée. Or il ne lui était
jamais arrivé de devoir passer la nuit tout seul au fond de la
forêt. Il entendit les cris des fauves qui rugissaient selon leur
habitude. Il avisa la situation et décida de grimper sur un arbre
où il passa la nuit. Et il entendait les cris des fauves. Le lendemain
matin, il eut la surprise de retrouver les bêtes près de
lui. Il descendit de l’arbre pour les attraper, mais elle reprirent
leur fuite. Il continua à les poursuivre, mais elles fuyaient toujours
plus loin. Quand les bêtes trouvaient de l’herbe pour se nourrir,
elles s’arrêtaient et broutaient ; et quand il allait les
attraper, elles repartaient en courant.
Et c’est ainsi qu’il les suivait et qu’elles
continuaient à fuir, continuellement, tant et si bien qu’il
parvint au plus profond de la forêt, où se trouvaient des
fauves qui ne craignent même pas les hommes, éloignés
qu’ils sont de tout établissement humain. La nuit tomba et
il entendit, avec terreur, le rugissement des fauves.
Sur ces entrefaites, il trouva un très grand arbre sur lequel il
grimpa. Il y découvrit un homme étendu. Il eut peur, mais
il fut tout de même content de trouver un homme en ce lieu. Il lui
demanda :
- Qui es-tu ?
- Un homme, répondit l’autre. Et toi, qui es-tu ?
- Un homme.
- Comment es-tu arrivé ici ?
Mais il ne voulut pas raconter tout ce qui lui était arrivé
et il lui répondit qu’il faisait paître du bétail
et que deux des bêtes s’étaient égarées
ici. C’est cela qui l’avait amené en ce lieu. Et il
demanda à l’homme qu’il avait trouvé sur l’arbre
comment il était arrivé en ce lieu. L’autre lui répondit
qu’il était venu à cause du cheval qu’il montait
; mais comme il s’était arrêté pour se reposer,
son cheval s’était égaré dans la forêt.
Et comme il l’avait poursuivi pour le rattraper et que le cheval
ne cessait pas de fuir, il avait fini par arriver en ce lieu. Ils décidèrent
de s’associer. Et ils se dirent qu’ils resteraient ensemble
même après leur retour à la civilisation.
Ils passèrent la nuit là-bas et ils entendirent les fauves
rugir de plus belle. A l’aube, il entendit un rire immense qui retentissait
dans toute la forêt : « Ah, ah, ah ! » Ce rire était
si puissant qu’il faisait trembler et vaciller l’arbre. Cela
jeta le jeune homme dans l’épouvante et il eut très
peur. Mais l’homme qu’il avait trouvé là-bas,
sur l’arbre, lui dit que cela ne l’effrayait plus du tout,
car il dormait en ce lieu. Or depuis plusieurs nuits, toutes les nuits,
à l’approche de l’aube, on entendait retentir ce rire
qui faisait trembler et vaciller tous les arbres. Epouvanté, le
jeune homme demanda à son compagnon :
- N’est-ce pas un lieu démoniaque ? Car on n’entend
pas de tels rires dans les endroits civilisés ! En vérité
qui a jamais entendu un rire qui résonne dans le monde entier ?
Là-dessus, le jour se leva. Ils eurent la surprise
de retrouver les bêtes de l’un et le cheval de l’autre.
Ils descendirent de l’arbre et se mirent à les poursuivre,
qui ses bêtes et qui son cheval. Or le bétail fuyait toujours
plus loin au fur et à mesure qu’il le poursuivait, cependant
que l’autre poursuivait le cheval qui s’enfuyait ; tant et
si bien qu’ils s’éloignèrent l’un de l’autre
et se perdirent de vue.
Entre-temps le fils du roi trouva un sac de pain, trouvaille capitale
dans un lieu désertique. Il prit le sac sur l’épaule
et repartit à la poursuite de ses bêtes. C’est alors
qu’il rencontra un homme. Il fut d’abord effrayé, mais
il ressentit tout de même une certaine joie à la suite de
cette rencontre. Il lui demanda comment il était arrivé
en ce lieu. Et le fils du roi lui retourna la question en disant :
- Et toi, comment es-tu arrivé ici ?
L’autre lui répondit sans arrière-pensée que
ses pères et les pères de ses pères avaient grandi
ici.
- Mais toi, fit-il, comment es-tu arrivé ici ? Car en ce lieu nul
homme ne saurait venir depuis les régions habitées.
Alors le jeune homme fut épouvanté ; car
il comprit qu’il n’avait pas affaire à un homme. En
effet, il avait dit que ses pères avaient grandi ici et avait affirmé
par ailleurs que nul homme ne saurait venir en ce lieu depuis les régions
habitées. Il en conclut que ce n’était pas du tout
un homme.
Pourtant l’homme des bois ne fit aucun mal au fils du roi et il
le traita même avec cordialité. Et il lui demanda ce qu’il
faisait là. Le jeune homme lui répondit qu’il poursuivait
du bétail. Alors l’homme lui dit :
- Arrête de courir après tes fautes. Car ce ne sont pas du
tout des bêtes ; ce sont seulement tes fautes et ce sont elles qui
te font courir de la sorte. Arrête : tu as déjà reçu
ta part, c’est-à-dire ta punition et maintenant tu dois cesser
ta poursuite. Viens avec moi et tu seras restitué dans ta dignité
première.
Il le suivit, mais il eut peur désormais de lui parler et de le
questionner, car un tel homme pouvait fort bien ouvrir sa bouche et l’engloutir.
Il se contenta donc de lui emboîter le pas.
Sur ces entrefaites, il rencontra son compagnon, celui qui était
parti à la poursuite de son cheval. Dès qu’il le vit,
il lui fit comprendre que celui qui l’accompagnait n’était
pas du tout un homme. Il s’empressa de lui communiquer l’information
à l’oreille en lui disant :
- Cet être est surhumain…
Alors l’homme au cheval regarda son compagnon et vit qu’il
portait un sac de pain sur son épaule. Il se mit à le supplier
en disant.
- Mon frère, je n’ai pas mangé depuis plusieurs jours,
donne-moi du pain.
Et l’autre lui répondit qu’en ce désert, il
donnait la priorité à sa propre survie et qu’il devait
lutter pour son propre compte. L’autre se mit à le supplier
et à l’implorer avec insistance :
- Je te donnerai ce que je pourrai en échange !
Et l’autre lui demanda ce qu’il pourrait bien lui proposer
en échange du pain dans ce lieu désertique. L’homme
au cheval lui répondit :
- Je te donnerai ma personne tout entière : je me vendrai à
toi comme esclave en échange du pain.
L’homme aux bêtes se dit que l’achat d’un homme
valait bien un peu de pain et il l’acquit comme esclave à
titre définitif. L’autre lui jura par des serments qu’il
le servirait toujours, même lorsqu’ils retourneraient à
la civilisation. Mais en échange il devait lui donner du pain,
c’est-à-dire qu’ils devaient se partager le pain qui
était dans le sac jusqu’à ce que leurs provisions
s’épuisent. Ils marchèrent donc à la suite
de l’homme des bois, lui et son esclave. L’acquisition de
cet esclave lui facilita un peu la vie : quand il fallait ramasser quelque
chose ou accomplir quelque tâche, il lui ordonnait de le faire.
Ils marchaient donc à la suite de l’homme des bois et ils
parvinrent en un lieu infesté de serpents et de scorpions. Le jeune
homme fut très effrayé et il eut tellement peur qu’il
demanda à l’homme des bois comment ils pourraient passer
là.
Et il lui répondit :
- Pourquoi t’inquiètes-tu ? Tu n’as qu’à
entrer en ma demeure.
Il lui désigna sa maison qui était suspendue dans les airs.
Et il les fit entrer sains et saufs dans sa maison, les abrita et leur
donna nourriture et boisson ; puis il s’en alla.
Le vrai fils du roi qui avait convoyé les bêtes employait
son esclave à toutes sortes de travaux. Or celui-ci fut très
contrarié d’avoir proposé de se vendre parce qu’à
un certain moment il avait eu besoin de pain pour manger. Car, à
présent, ils avaient largement de quoi manger et voici qu’il
était devenu esclave à titre définitif. Il se mit
à pousser de grands soupirs en disant :
- Pourquoi en suis-je arrivé à m’être asservi
!
Alors le vrai fils du roi lui demanda :
- Quelle était ta dignité première pour que tu te
plaignes ainsi d’être entré en ma possession ?
Il lui répondit que jadis il avait été roi, mais
qu’on murmurait que c’était un imposteur… Car
l’homme au cheval n’était autre que le roi qui était
en fait le fils de la servante, celui qui avait chassé le vrai
fils du roi. Un jour il avait compris sa faute et il fut saisi de remords.
Et il était sans cesse assailli de remords du fait de sa mauvaise
action et du grand tort qu’il avait fait à son compagnon.
Un jour, il rêva que pour expier cela il devait abdiquer et partir
droit devant lui. C’est ainsi qu’il pourrait réparer
son péché. Mais il ne voulait pas s’y résoudre.
Cependant ces rêves revenaient sans cesse le troubler et le poussaient
à s’en aller, il prit finalement une décision : il
abdiqua et partit à l’aventure, jusqu’au jour où
il arriva en ce lieu. Et maintenant voici qu’il était devenu
esclave !
Le vrai fils du roi écouta tout ce que lui racontait l’homme
au cheval qui était maintenant son domestique. Il ne dit mot et
réfléchit sur la conduite qu’il tiendrait à
présent avec lui.
La nuit venue, l’homme des bois vint leur apporter nourriture et
boisson et ils passèrent la nuit là-bas.
A l’aube, ils entendirent retentir le rire immense qui faisait trembler
tous les arbres. L’esclave incita le vrai fils du roi à demander
à l’homme des bois ce que c’était. Celui-ci
lui demanda donc quel était ce rire immense qui retentissait à
l’approche du matin. Il répondit que c’était
le rire du jour qui se riait de la nuit. Car la nuit demande au jour :
- Pourquoi ta venue éclipse-t-elle ma gloire ?
Et alors le jour fait retentir un rire immense et la lumière paraît.
Tel est le rire que l’on entend retentir à l’aube.
La chose l’étonna fort, car il lui paraissait surprenant
et étrange que le jour se rie de la nuit. Mais il n’osa pas
poser d’autres questions, car les réponses étaient
déroutantes.
Le lendemain matin, l’homme des bois repartit et ils déambulèrent
et burent. Et quand il revint le soir venu, ils mangèrent, burent
et se couchèrent.
La nuit, ils entendirent les cris des fauves qui poussaient tous des rugissements
aux sonorités étranges. Car tous les animaux et tous les
oiseaux faisaient retentir leurs cris au même moment : le lion rugissant
à sa façon, le tigre feulait d’une autre façon.
Quant aux oiseaux, ils jacassaient et gazouillaient à leur façon,
de sorte que tous poussaient des cris différents. Au début,
ils étaient épouvantés et ils n’écoutaient
pas les cris d’une oreille attentive, tant ils avaient peur. Puis
ils tendirent l’oreille, écoutèrent et ils reconnurent
que c’était une musique et que les animaux faisaient résonner
une belle mélodie, tout à fait merveilleuse. En écoutant
plus attentivement, ils constatèrent que c’était un
hymne et une musique d’une beauté prodigieuse, et que c’était
un plaisir sublime et immense de l’écouter. Car tous les
plaisirs du monde n’étaient rien, ils étaient insignifiants
et nuls comparés au grand et magnifique plaisir qu’offrait
cette musique.
Ils se concertèrent et décidèrent de rester en ce
lieu. Car ils avaient à boire et à manger et ils jouissaient
de cette satisfaction merveilleuse au regard duquel toutes les jouissances
paraissaient nulles. L’esclave incita son maître à
interroger l’homme des bois qui lui répondit :
- Comme le soleil a fait un vêtement à la lune, tous les
animaux de la forêt remercient la lune pour les grands bienfaits
qu’elle leur prodigue, car la nuit est le domaine de prédilection
des bêtes. En effet, elles doivent parfois pénétrer
dans les endroits civilisés, mais cela est impossible le jour.
Et il s’avère donc que la nuit est leur domaine de choix.
0r la lune leur rend service, car elle les éclaire. Ils se sont
donc mis d’accord pour faire retentir une mélodie nouvelle
en l’honneur de cet astre.
C’était donc là cette mélodie suave et merveilleuse,
cette innovation prodigieuse ! et l’homme des bois dit encore :
- pourquoi pensez-vous que ce soit une innovation ? J’ai un instrument
de musique qui m’a été légué par mes
pères qui le tenaient eux-mêmes de leurs pères : il
est fait de feuilles et de diverses couleurs et quand on le met sur une
bête ou sur un oiseau, il se met aussitôt à jouer cette
mélodie.
Puis le rire retentit à nouveau et le jour parut.
L’homme des bois repartit et le vrai fils du roi se mit à
la recherche de l’instrument. Il fouilla toute la chambre, mais
ne le trouva pas. Il n’osa pas continuer ses recherches. Et les
deux jeunes gens, c’est-à-dire le vrai fils du roi et l’esclave
qui était le fils de la servante et qui avait été
roi, craignaient de demander à l’homme des bois de les conduire
vers un endroit habité.
L’homme des bois revint et il leur annonça qu’il allait
les reconduire dans un lieu habité. Il les conduisit donc vers
un endroit habité ; il prit aussi l’instrument de musique
et le donna au vrai fils du roi en lui disant :
« Je te donne l’instrument. Et avec celui-là (l’esclave
qui était le fils de la servante) sache comment te comporter. »
Et il lui demanda où ils devaient aller. Il leur dit de partir
à la recherche de la cité qu'on appelait « la cité
stupide au roi sage ». Ils lui demandèrent alors par où
ils devaient commencer leurs recherches. Il leur montra du doigt la direction.
Et l’homme des bois dit au vrai fils du roi :
- Va dans cette ville et tu y retrouveras ta grandeur.
Ils se mirent en route. En chemin, ils voulurent à tout prix trouver
quelque bête ou quelque animal domestique pour essayer de lui faire
jouer de l’instrument. Mais ils ne virent aucune bête. Une
fois qu’ils eurent pénétré davantage dans les
zones habitées, ils trouvèrent un animal domestique. Ils
mirent sur lui l'instrument et il se mit à jouer cette mélodie.
Puis ils marchèrent tant et si bien qu’ils parvinrent à
la cité qu’ils cherchaient.
Or celle-ci était entourée d’une muraille et on ne
pouvait entrer que par une seule porte. Ils devaient parcourir plusieurs
lieues pour y arriver. Ils se mirent donc en marche et firent le tour
jusqu’au moment où ils parvinrent devant la porte. Une fois
qu’ils y furent parvenus, on ne voulut pas les laisser entrer. En
effet le roi était mort et il avait laissé un fils. Mais
il avait demandé dans son testament que dorénavant «
la cité stupide au roi sage » devait s’appeler «
la cité sage au roi stupide ». Et celui qui prendrait sur
lui de restituer à la cité son ancien nom, de sorte que
la cité s’appelle à nouveau « la cité
stupide au roi sage », celui-là deviendrait roi. Voilà
pourquoi nul ne pouvait entrer dans la cité, si ce n’est
celui qui prendrait sur lui de lui restituer son nom. On lui demanda donc
s’il était en mesure d’accomplir ce changement. Or
il en était naturellement incapable.
Il ne put donc pas y pénétrer. L’esclave insista pour
qu’ils s’en revinssent chez eux. Mais il ne voulait pas s’en
retourner si vite, car l’homme des bois lui avait dit d’aller
dans cette ville où il devait retrouver sa grandeur passée.
Entre-temps, un autre homme arriva sur les lieux. C’était
un cavalier et il demanda à entrer. On ne le laissa pas non plus
y accéder pour la même raison. Voyant que le cheval de cet
homme se tenait là, il prit l’instrument de musique et le
mit sur le cheval. Et il se mit à jouer la mélodie merveilleuse.
Le cavalier demanda avec insistance qu’on lui vendît l’instrument.
L’autre lui opposa :
- Que pourras-tu me donner en échange d’un instrument aussi
merveilleux ?
Le cavalier répliqua :
- Et toi, quel usage pourras-tu donc retirer de cet instrument ? Veux-tu
t’exhiber avec lui en public pour recevoir quelques deniers ? Moi,
je fais quelque chose qui vaut bien plus que cet instrument. C’est
un don que j’ai reçu de mes ancêtres et qui me permet
de comprendre une chose à partir d’une autre. Ainsi, quand
quelqu’un dit quelque chose, on peut, grâce à cette
faveur que j’ai reçue, déduire une chose à
partir d’une autre. Jamais encore je n’avais révélé
cela à quiconque. Et donc je me propose de t’enseigner cela
en échange de cet instrument.
Quand le vrai fils du roi fut en mesure de comprendre une chose à
partir d’une autre, il se rendit à nouveau à la porte
de la ville et il comprit alors qu’à la vérité
il pourrait bien prendre sur lui de restituer à la cité
son premier nom ; la chose lui parut possible, même s’il ne
savait pas encore comment opérer ce retour. Il décida donc
de demander qu’on le laissât entrer. Qu’avait-il à
perdre en somme ? Et, une fois en présence de ceux qui n’avaient
pas voulu le laisser s’introduire, il prononça le premier
nom.
On le laissa pénétrer et on fit savoir aux ministres qu’il
y avait là un homme qui voulait bien accomplir la mission qu’on
attendait. Et on le fit paraître devant les ministres de la cité
qui lui dirent :
- Sache que nous-mêmes, nous sommes loin d’être stupides,
qu’à Dieu ne plaise ; mais le roi défunt était
d’une sagesse si prodigieuse que comparés à lui nous
passions tous pour des sots. Aussi appela-t-on cette ville « cité
stupide au roi sage » A sa mort, le roi laissa un fils. Ce fils
aussi est avisé, mais comparé à nous, il n’a
aucune sagesse. Voilà pourquoi on appelle désormais la ville
« la cité sage au roi stupide ». Or le roi a ordonné,
dans son testament, que le jour où il se trouverait quelqu’un
d’assez éclairé pour restituer à la cité
son premier nom, celui-là deviendrait roi. A son fils il demanda
d’abdiquer lorsqu’il se trouverait un homme de cette envergure.
C’est-à-dire que, lorsqu’il se trouverait un sage d’une
science si prodigieuse que, comparés à lui, tous paraissent
stupides, cet érudit deviendrait roi. Car cet homme-là restituerait
à la cité son premier nom. Sache donc dans quelle entreprise
tu te lances et quelle tâche tu dois assumer.
Et ils ajoutèrent :
- Pour éprouver ta sagesse, nous procéderons de la manière
suivante : le roi défunt qui fut un grand sage a laissé
un jardin à sa mort ; ce jardin est tout à fait prodigieux,
car il y a pousse des ustensiles de métal, des ustensiles d’or
et d’argent : une vraie merveille ! Mais il est impossible d’y
entrer. Car dès qu’un homme y entre, il est aussitôt
poursuivi, et il pousse des cris et il ne sait absolument pas qui est
à ses trousses : ses poursuivants sont invisibles. Et on le pourchasse
jusqu’à ce qu’il s’enfuie du jardin. Donc, voyons
si tu es sage, si tu peux entrer dans ce jardin.
Le vrai fils du roi demanda si l’intrus recevait des coups. On lui
répondit qu’on donnait seulement la chasse à l’intrus,
que celui-ci ne savait pas qui étaient ses persécuteurs
et qu’il était contraint de fuir dans la plus grande panique.
Tels étaient les récits que leur avaient fait ceux qui avaient
pénétré dans ce jardin.
Le vrai fils du roi se leva et se dirigea vers le jardin. Il vit qu’il
y avait une muraille tout autour, que le portail était ouvert et
qu’il n’y avait pas de gardiens. Car naturellement un tel
jardin n’avait pas besoin de gardes. Il y pénétra,
jeta un coup d’œil et vit qu’un homme se tenait à
l’entrée du jardin, ou plutôt une statue d’homme.
Il regarda à nouveau et vit qu’au-dessus de cette statue
se dressait une stèle sur laquelle était écrit que
cet homme avait été roi plusieurs siècles auparavant.
Son règne avait été pacifique. Avant lui, il y avait
eu des guerres et, après sa mort, elles recommencèrent.
Mais son règne fut une ère de paix.
Comme le vrai fils du roi comprenait à présent
une chose à partir d’une autre, il comprit que tout dépendait
de ce roi et que, quand on entrait dans le jardin et qu’on se faisait
poursuivre, il était inutile de fuir. Il fallait seulement rester
près de cette effigie et c’est ainsi qu’on trouvait
le salut. En outre, si on prenait ce mannequin et qu’on le postait
à l’intérieur du parc, n’importe qui pourrait
y entrer en toute sécurité. Il pénétra donc
dans le clos. Et dès qu’on se mit à le poursuivre,
il alla se poster près de la statue qui se tenait à l’extérieur,
à l’entrée du jardin. Et grâce à ce stratagème,
il sortit absolument indemne. Ceux qui avaient fréquenté
le jardin et qui s’étaient fait poursuivre avaient fui dans
la plus grande panique et s’étaient fait mal. Mais lui sortit
sain et sauf, dans la sérénité, parce qu’il
s’était posté à côté de cette
représentation humaine.
Alors le vrai fils du roi ordonna qu’on prît
ce mannequin et qu’on le postât à l’intérieur
du jardin. Ainsi fut fait. Et depuis lors, tous les ministres purent entrer
dans le jardin, le parcourir et en sortir sains et saufs.
Les ministres lui dirent :
- Bien que nous ayons vu ce que tu as fait, nous ne pouvons tout de même
pas te confier la royauté en vertu de cette seule chose. Nous allons
te mettre une nouvelle fois à l’épreuve.
Et ils ajoutèrent :
- Le roi défunt avait un trône. Ce trône est très
élevé et il est environné de toutes sortes d’animaux
et d’oiseaux sculptés dans le bois. Et devant le trône
il y a un lit, et à côté se dresse une table sur laquelle
est posée une lampe. Et du trône sortent des chemins tracés
qui sont construits en pierre et, sortant du trône, ils partent
dans toutes les directions. Or personne ne sait ce que signifie ce trône
avec ces chemins. A une certaine distance, ces chemins mènent à
un lion d’or. Et, si un homme s’en approche, le lion d’or
ouvre sa gueule et l’engloutit. Après ce lion, le chemin
continue et il en va de même pour les autres sentiers qui partent
du trône : car il y a la même chose sur le deuxième
chemin qui part du trône et aboutit dans une autre direction. Au
bout d’une certaine distance, on rencontre un autre fauve, un tigre
de métal, qu’il est également impossible d’approcher.
Et après le tigre, le chemin continue. Et il en va de même
pour tous les autres chemins. Or ces routes se prolongent dans toute la
cité. Mais personne ne comprend la signification de ce trône,
de ces chemins et de tout le reste. Telle est donc l’épreuve
qui t’est imposée : il faut que tu découvres la signification
du trône et de tout ce qui l’entoure.
Ils lui montrèrent le trône. Il vit qu’il
était très élevé…. se dirigea dans sa
direction, observa et comprit que ce trône était fait avec
le même bois que la boîte, c’est-à-dire avec
le même bois que l’instrument qui lui avait été
donné par l’homme des bois.
En regardant à nouveau, il s’aperçut
qu’il manquait une rose dans la partie supérieure du trône.
Or si cette rose s’était trouvée sur le trône,
il aurait eu la même propriété que cet instrument
qui pouvait jouer de la musique quand on le mettait sur toute espèce
de bêtes sauvages, d’animaux domestiques ou d’oiseaux.
Il observa à nouveau et il vit que la rose qui manquait dans la
partie supérieure du trône était placée en
bas du siège. Il fallait donc la prendre en bas et la mettre en
haut et alors le trône aurait la propriété de la boîte
à musique. Car le roi, qui faisait toute chose avec sagesse, avait
tout dissimulé afin que personne ne comprenne ce que cela signifiait,
jusqu’à l’arrivée d’un sage exceptionnel
qui percerait la signification de tout cela et qui, moyennant certaines
permutations, pourrait replacer tous ces éléments dans le
bon ordre.
Quand au lit, il comprit qu’il fallait le déplacer
légèrement. De même avec la table et avec la lampe.
Et les oiseaux et les animaux aussi, il fallait modifier leur disposition
et intervertir leurs places. Bref, la disposition de toutes ces choses
devait être changée, car le roi avait fait exprès
de tout cacher afin que personne ne comprenne son intention, jusqu’à
l’arrivée d’un homme avisé qui pourrait comprendre
et disposer tout cela dans le bon ordre. Quant au lion qui se tenait là-bas,
à la bifurcation du chemin, il devait aussi le changer de place.
Tout devait être déplacé et il ordonna que tout fût
remis dans le bon ordre : que la rose qui était en bas fût
placée en haut et qu’on replace toute chose selon une disposition
différente en remettant tout dans le bon ordre.
Quand il eut fait cela, tous les animaux se mirent à
jouer la belle et merveilleuse mélodie. Et tous firent ce qui convenait
et on lui donna la royauté.
Alors le vrai fils du roi dit au vrai fils de la servante
:
- Maintenant, je comprends que je suis en vérité le fils
du roi et que tu es, toi, le fils de la servante.
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